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PIERRE ARNAUD
25 août 2010

PETITS TRANSPORTS AMOUREUX

par JEAN-NOEL BLANC


Quelle est la différence entre le travail artistique et la fabrication de pièges ? Difficile d’en voir une. Je ne parle pas des belles machines de l’illusion représentative (encore que). Je parle  de l’ouvrage essentiel d’un artiste, quel qu’il soit. À l’aide de pigments sur une toile ou du papier, d’une vibration particulière de l’air, d’un agencement judicieux des volumes et des vides, d’un déplacement calculé dans un espace borné, d’un choix de mots et de phrases, ou de la danse d’une colonie de pixels sur un écran, il vous met sous le nez un monde qui est le sien et ça y est, si vous le suivez, vous êtes pris, vous êtes fait. Ce monde où vous avancez, est-il vrai ? Faux ? Question oiseuse.

Demande-t-on à Braque si ses oiseaux savent voler ou si l’on peut consommer ses poissons ? L’important est ailleurs : dans le voyage où l’artiste nous entraîne. S’il sait s’y prendre, on le suit. Il nous a piégés. Piéger en beauté est la base de tout travail artistique.

Pierre Arnaud nous propose un voyage à sa manière : il nous emmène en architecture. Du moins c’est ce qu’on croit à première vue. En réalité, il nous mène en bateau. Pourquoi ne pas le suivre dans cette navigation ? Il suffit d’embarquer. Et de s’accouder au bastingage pour observer le paysage qui défile. Ce paysage est sur le mur. En petits morceaux. Éparpillé. D’une planche à l’autre, l’œil est donc forcé de se déplacer. Il se balade. Il vagabonde.

 Comment pourrait-on agir autrement puisque l’ordre des dessins affichés joue à être un désordre ? Il y en a partout, dans tous les sens. Impossible de suivre un trajet simple, disons de haut en bas et de gauche à droite. Parce que tout bouge dans cette feinte immobilité. Une photo aquarellée se trouve là mais ailleurs aussi : identique, mais à quelques différences près, qu’on met du temps à percevoir. Idem pour des esquisses, des schémas, des plans, des élévations.  Tout est à sa place, rien ne reste en place. On a l’impression d’un puzzle renversé. On se dit qu’il manque une pièce, forcément. On la cherche. Impossible de la localiser. On s’obstine. Rien à faire. Encore un piège. Sur le mur fixe, le regard circule, va, vient, revient, repart. Un mouvement se déclenche, qu’on le veuille ou non, et il n’en finit plus. L’œil bourlingue. Il s’agit bel et bien d’un voyage. Pierre Arnaud nous a attirés dans son monde et nous a transformés en voyageurs.

On croit reconnaître quelque chose, au passage. Ne serait-ce pas ici un crayonné pour un avant-projet de bâtiment ? Là un métré rigoureux ? Ailleurs un plan de situation, un plan masse, un poché ? On aperçoit des calques, des bouts de carnet d’études, des principes griffonnés en vitesse pour un édifice à venir, des extraits de rendu soigné. Aucun doute, nous sommes devant un travail d’architecture.

 

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Sauf qu’à y regarder de plus près, rien ne tient vraiment. Les cotes sont fausses, les axonométries trichées, les façades menteuses. On croyait y être, on n’y est plus. Rien de ce qui est présenté et représenté n’est réellement constructible. On aurait tort, cependant, de croire que ce n’est pas de l’architecture. C’en est. Mais une architecture rêveuse, qui prend des libertés avec l’aplomb, l’angle droit, la pesanteur, la perspective et le fil à plomb. Au demeurant, ne l’a-t-on pas reconnue au premier coup d’œil pour ce qu’elle est : une manipulation de l’espace et une préfiguration des volumes ?

Pierre Arnaud procède en somme à la manière de ces dessinateurs qui volent un œil ici, un nez plus loin, un menton ailleurs encore, et qui ajoutent pour faire bon poids une chevelure venue d’on ne sait où et des oreilles de provenance inconnue. Munis de tous ces ingrédients, ils vous dessinent le portrait le plus ressemblant du monde. Et quand on leur demande le nom de la personne ainsi portraiturée, ils répondent qu’ils n’en savent rien et que la vérité de la représentation n’est pas où vous croyez. Ils ont raison, bien sûr. La seule vérité qui vaille, c’est celle de l’univers qu’ils ont fabriqué et où ils vous ont amené.

 De la même façon Pierre Arnaud vous conduit dans son monde à lui : l’architecture y est tout à fait vraie, et tant pis si elle est un mensonge. Il  fait croire que son travail est candide. Il affirme qu’il procède selon la méthode rigoureuse du « marabout, bout de ficelle, selle de cheval » et ainsi de suite. Autant dire qu’il se laisse conduire par le hasard, l’humeur, l’inclination du moment, le caprice. Admettons. Mais son explication ne touche que la surface des choses. Il ne faut jamais accorder la moindre confiance à ce qu’un artiste dit de son propre travail. Ou bien il se prend pour son propre exégète et alors il rate à tous coups l’essentiel parce qu’il se paie de mots, ou bien il en reste aux impressions que lui laisse sa pratique et alors il ne mesure pas bien la portée de ce qu’il réalise. Il ne faut donc pas croire Pierre Arnaud. Surtout quand il se réclame de la méthode « marabout ». Parce que, dans cette méthode, un clou chasse l’autre : la selle de cheval a oublié le bout de ficelle.

Au contraire, quand Pierre Arnaud se saisit d’une idée, il y plante les dents et il ne lâche plus le morceau. Il y revient, il tourne autour, il mord à nouveau, il insiste : il traque. De là l’unité de sa présentation qui paraît si éparpillée et qui est en définitive si cohérente : c’est celle de la chasse qu’il conduit à la poursuite de quelques idées, c’est-à-dire de quelques formes. Il les poursuit et, lorsqu’il croit les tenir, il les colle au mur.

 

 


Cette traque est son parcours : un autre voyage. Le sien. Intime peut-être. Exigeant sûrement. Une navigation où il s’aventure seul.

Le spectateur, toutefois, a toute liberté pour s’embarquer avec lui dans cette quête : Pierre Arnaud accepte les voyageurs clandestins. Si ces derniers apprécient l’excursion et y trouvent leur bonheur, alors il faut bien conclure que Pierre Arnaud est un organisateur de voyages : il tient une entreprise de transports amoureux.      

On voit que le travail de Pierre Arnaud est bel et bien une sacrée fabrique de pièges. C’est l’œuvre d’un faussaire, d’un menteur, d’un tricheur, mais d’un faussaire malicieux, d’un menteur plein de franchise, et d’un tricheur d’une honnêteté désarmante. Sauf sur un point, où il joue à mettre un masque sur ce qu’il fait : c’est lorsqu’il se prétend presque naïf, et joue aux étonnés si on lui cherche des parentés avec tel ou tel autre artiste. Alors il vous plante dans l’œil un regard de petit garçon, et il vous dit « moi ? des références ? je ne vois pas, je ne vise pas si haut. » Tu parles. Il suffit d’observer ce qu’il a punaisé sur le mur pour songer ici aux « architectones » de Malevitch, là aux constructivistes russes, parfois à un bout de collage de Duchamp (« la mariée... »), et à nombre d’installations contemporaines. Et alors ? Quel mal y a-t-il à cela ? De telles parentés sont plutôt un bon signe. Le signe est meilleur encore s’il signifie que, par sa dénégation affichée pour les sources, Pierre Arnaud ne se situe pas dans la révérence scolaire aux ancêtres et aux maîtres, aussi glorieux soient-ils, mais se trouve plutôt dans une aventure personnelle où il chemine en comptant sur ses propres forces. Bien sûr, il sait que certains artistes lui ont appris à marcher et montré quelques pas. Mais qu’il ne s’en réclame pas ouvertement prouve que, pour lui, l’avancée est plus importante que les origines. Encore une fois, donc, un voyage.  Tout ce qu’on peut lui souhaiter, finalement, c’est de le poursuivre encore longtemps et de ne jamais s’arrêter en route. C’est après tout le meilleur moyen d’aller loin.   


©J.N. Blanc 2008



 

  

 



 

 

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